Ma mère, mon père, Paris, 1978

Yala grandit. Mes parents s’habituent à leur nouvelle vie avec un enfant, Salma est rentrée au Liban après les avoir aidés durant les premiers mois. Salma a profité de cette année pour visiter Paris, mes parents l’ont emmenée partout. Dans les albums de famille, j’ai trouvé des photos de Salma aux Champs-Élysées, Salma à la Concorde, Salma aux Buttes-Chaumont. Salma garde jusqu’à aujourd’hui un souvenir merveilleux de son séjour à Paris, c’est d’ailleurs l’unique voyage de sa vie.

À défaut de sortir le soir, mes parents invitent beaucoup à la maison. « Je ne sais pas comment je faisais Sabyl, me dit ma mère, je travaillais toute la journée et chaque soir j’organisais un festin. Il y avait toujours des cousins et des cousines ou des amis du Liban de passage à Paris. Je cuisinais pour dix personnes. Et je cuisinais vraiment ! Pas un simple plat de pâtes ou une salade de thon, non je préparais des plats à mijoter pendant des heures. Par exemple, un ami de ton père nous apportait des oiseaux qu’il avait chassés et je préparais une friké aux trois oiseaux, ça me prenait entre une heure trente et deux heures de cuisson. Comment pouvait-on manger ce plat ? Je mettais des cailles, des pigeons, des perdreaux, du poireau, de la carotte, des oignons, beaucoup d’huile et bien évidemment, de la friké. Je passais des heures à chercher dans Paris les bonnes épices, les bons ingrédients. À l’époque, ce n’était pas aussi facile de trouver des épiceries orientales, méditerranéennes, libanaises presque à chaque coin de rue. Ils me font rire ces Français aujourd’hui à s’émerveiller devant le halloum, le sumac ou le houmous. Personne ne vendait ou presque les produits de chez nous. On se moquait même de nous quand on les prononçait. Par exemple, pour la mloukhiyyeh, je prenais avec moi des feuilles de mloukhiyyeh du Liban et je les gardais au congélateur car il était impossible d’en trouver à Paris. Le sumac, j’en prenais un kilo dans un sac plastique pour tenir une année entière. À la fin des dîners, comme on n’avait pas de lave-vaisselle, je nettoyais tout à la main avant de dormir. Je ne sais même plus si je dormais. On se disputait aussi beaucoup avec ton père. C’est à ce moment-là qu’il a commencé à ne plus vouloir voir certaines personnes. Dès que quelqu’un faisait une remarque qui lui semblait déplacée sur le Liban, il ne voulait plus en entendre parler. Même le Liban, il ne voulait plus y aller. Je crois que ton père, comme toi d’ailleurs, vous êtes trop sensibles. »